Industrie agroalimentaire et lutte contre l’obésité : enjeux de santé publique et conflits d’intérêts
« Collaborer ou non avec l’industrie agroalimentaire dans la lutte contre l’obésité », voilà une épineuse question qui a été posée lors des 18es Journées annuelles de santé publique (JASP).
Des organismes luttant contre l’obésité et oeuvrant en promotion des saines habitudes acceptent de l’argent de l’industrie alimentaire : quels sont les enjeux de santé publique et comment gérer les conflits d’intérêts qui en résultent?
Pour répondre à ces questions, deux spécialistes sont venus partager leurs réflexions. MM. Yves G. Jalbert, conseiller scientifique à l’Institut national de santé publique du Québec1 et Bryn Williams-Jones, directeur des programmes de bioéthique à l’Université de Montréal2.
Les enjeux de santé publique
« La directrice de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS), Margaret Chan, a dénoncé en 2013, l’interférence de l’industrie agroalimentaire dans la promotion d’un mode de vie sain, a précisé M. Jalbert. Tout comme celles du tabac et de l’alcool, l’industrie agroalimentaire affirme que ce sont les choix individuels des consommateurs qui causent les problèmes de santé reliés à la consommation de leurs aliments et boissons », a-t-il poursuivi.
« Une synthèse publiée en 2013, démontre que dans les 20 dernières années, l’industrie alimentaire a réussi à s’ingérer dans les décisions concernant les politiques de santé publique de Nouvelle-Zélande et d’Australie2», a poursuivi M. Jalbert.
Yves Jalbert
Le conférencier a dressé une longue liste des stratégies des multinationales de l’agroalimentaire pour augmenter leurs ventes et renforcer leur image d’entreprise socialement responsable. Quelques exemples :
- Infiltration des universités, des conseils d’administration, des médias et des agences législatives.
- Organisation de cours crédités pour des professionnels de la santé.
- Lobbying pour réduire les budgets publics destinés aux scientifiques, aux politiques et aux activités de règlementation.
- Création d’instituts de recherche se présentant comme scientifiquement indépendants.
- Contribution au financement d’organisations communautaires afin de créer une dépendance.
- Interdiction de publier des résultats de sondage ou d’études sans l’accord formel du commanditaire.
Mesures d’autoréglementation de l’industrie : inefficaces
L’industrie agroalimentaire affirme qu’elle peut jouer un rôle important dans le changement des habitudes alimentaires en s’autoréglementant. « C’est faux, a constaté M. Jalbert après avoir fait une revue des publications sur ce sujet. L’OMS émet aussi de sérieuses réserves sur l’efficacité de ces mesures volontaires», a-t-il ajouté.
Santé publique et industrie agroalimentaire : des visions différentes
Comme l’a souligné M. Jalbert, les visions de ces deux secteurs en matière d’obésité semblent irréconciliables. Quelques exemples :
| Santé publique | Industrie agroalimentaire |
|---|---|
| Approche populationnelle | Approche axée sur les jeunes |
| Perspective communautaire | Perspective individuelle |
| Favorise la saine alimentation - En recommandant de manger moins et plus sainement (limiter la consommation d’aliments sucrés, salés ou gras). |
Favorise l’achat d’aliments et de boissons - En incitant à manger plus, car elle a comme objectif de faire des profits et d’en redistribuer le maximum aux investisseurs. |
| Favorise le mode de vie physiquement actif - en lien avec la saine alimentation. |
Favorise la pratique d’activité physique - en lien avec des aliments ou boissons « récompenses »; - en prétendant que l’obésité est liée à l’inactivité physique. |
Conflits d’intérêts : les nommer et les évaluer
« Le conflit d’intérêts en lui-même n’est pas immoral, souligne M. Williams-Jones. Tout est dans la façon dont on le gère. Mais il est essentiel d’être conscient que nous ne pouvons pas être neutres face à nos propres conflits d’intérêts. Nous avons donc besoin d’une aide extérieure pour les identifier », a expliqué M. Bryn Williams-Jones, directeur des programmes de bioéthique à l’Université de Montréal.
Bryn Williams-Jones
Après avoir vérifié s’il y a présence d’un conflit d’intérêt réel, potentiel ou apparent et qu’il est inévitable, M. Williams-Jones recommande de le révéler à tous ceux qui sont concernés, puis d’en évaluer les risques en se posant les questions suivantes :
- Quels acteurs sont impliqués dans le conflit d’intérêts?
- Quelles responsabilités se trouvent en conflit?
- Quels intérêts se trouvent en conflit?
- Des réputations (individu, institution) sont-elles mises en péril?
« Dans cette réflexion, il faut bien comprendre que tout est basé sur la confiance envers l’institution, l’organisme, le professionnel ou le décideur concerné. Et cette confiance, une fois perdue, est très difficile à rebâtir », a insisté M. Williams-Jones.
Des outils pour gérer les conflits d’intérêts : politiques et procédures
Déclarer un conflit d’intérêts n’est pas suffisant. Une institution de santé publique, un ordre professionnel, ou un organisme qui promeut la saine alimentation ou l’activité physique doit se doter d’outils adéquats pour gérer ce type de conflits.
Un outil concis pour guider vos décisions en matière de conflit d’intérêts
Voici l’outil mis au point par l’Institut national de santé publique du Québec et présenté en première, au cours de la conférence intitulée : Collaborer ou non avec l’industrie agroalimentaire dans la lutte contre l’obésité.
Voici quelques-uns de conseils présentés par M. Williams-Jones.
- Donner une définition claire de ce qu’est un conflit d’intérêts et le présenter de façon neutre, pas comme une accusation de corruption. La définition est concise, facile à comprendre et connue de tous les membres de l’organisation.
- Établir une procédure complète et détaillée. Elle indique ce qu’il faut faire dans des cas particuliers et elle est mise à jour régulièrement pour tenir compte d’un contexte changeant, comme le financement d’un nouveau partenaire.
Ces présentations ont été faites dans le cadre des Journées annuelles de santé publiques (JASP) tenues à Québec du 24 au 26 novembre 2014.
Veille Action – 15 décembre 2014
Pour aller plus loin
UNITED NATIONS SYSTEM STANDING COMMITTEE ON NUTRITION (2011). Nutrition and Business How to engage? SCN News, No 39 late-2011 ISSN 1564 – 3743.
Université de Montréal (2014). Directives d’application du règlement 10.23 sur les conflits d’intérêts de l’Université de Montréal.
YALE UNIVERSITY. Rudd Center for Food Policy and Obesity. Funding guidelines.
CAMPBELL, N., et collab. Federal government food policy committees and the financial interests of the food sector. Open Medicine, North America, 7, nov. 2013.
1 Yves Jalbert est conseiller scientifique, unité Habitudes de vie, Direction du développement des individus et des communautés à l’Institut national de santé publique du Québec.
2 Bryn Williams-Jones est directeur des programmes de bioéthique et professeur agrégé au Département de médecine sociale et préventive, de l’École de santé publique de l’Université de Montréal.
3 SWINBURN B, WOOD A. Progress on obesity prevention over 20 years in Australia and New Zealand. Obes Rev. 2013 Nov;14 Suppl 2:60-8. Review. Texte intégral : http://onlinelibrary.wiley.com/doi/10.1111/obr.12103/pdf


